Jeffrey (Hôte)
| | FASS BOYE, Senegal (AP) - Un mois s?est ?coul? lorsque les quatre premiers hommes ont d?cid? de sauter.
D?innombrables cargos sont pass?s ? c?t? d?eux, pourtant personne n?est venu ? leur secours. Ils n?avaient plus de carburant. La faim et la soif ?taient insoutenables. Des dizaines de personnes sont d?j? mortes, dont le capitaine.
Le voyage de Fass Boye, petit village de p?che s?n?galaise en difficult? ?conomique, jusqu?aux ?les Canaries en Espagne, porte d?entr?e de l?Union europ?enne o? ils esp?raient trouver du travail, ?tait cens? durer une semaine. Mais plus d?un mois plus tard, le bateau en bois transportant 101 hommes et gar?ons s??loignait de plus en plus de la destination pr?vue.
Aucune terre n?est en vue. Pourtant, les quatre hommes croient, ou hallucinent, qu?ils peuvent nager jusqu?au rivage. Rester sur le bateau ?maudit?, pensaient-ils, ?tait une condamnation ? mort. Ils ont ramass? des r?cipients d?eau vides et des planches de bois, tout ce qui pouvait les aider ? flotter.
Puis, un par un, ils ont saut?.
Dans les jours suivants, des dizaines d?autres feraient de m?me avant de dispara?tre dans l?oc?an. Il y avait ceux qui ont choisi de rester dans le bateau et ceux qui n?ont pas eu le choix, qui n?avaient plus la force de bouger. Ils d?p?rissent sous un vent assourdissant et un soleil implacable.
Les migrants qui se trouvaient encore sur le bateau regardaient pendant que leurs fr?res s?affaiblissaient. Ceux qui sont morts ? bord ?taient jet?s dans l?oc?an jusqu?? ce que les survivants n?aient plus d??nergie. Les corps ont alors commenc? ? s?accumuler sur le pont.
Enfin, le jour 36, un navire de p?che espagnol les a rep?r?s. C??tait le 14 ao?t 2023, et ils se trouvaient ? 290 km (180 miles) au nord-est du Cap-Vert, le dernier groupe d??les de l?oc?an Atlantique central oriental avant le vaste n?ant bleu qui s?pare l?Afrique de l?Ouest des Cara?bes.
Pour 38 hommes et gar?ons, c??tait le salut. Pour les 63 autres, il ?tait trop tard.
Trop souvent, les migrants disparaissent sans laisser de traces, sans t?moins, sans m?moire.
Alors que le nombre de personnes quittant le S?n?gal pour l?Espagne cette ann?e a atteint un niveau record, l?AP s?est entretenu avec des dizaines de survivants, de sauveteurs, de travailleurs humanitaires et de responsables pour comprendre ce que les hommes ont endur? en mer et pourquoi, malgr? leur exp?rience traumatisante, beaucoup sont pr?ts ? risquer ? nouveau leur vie.
Leur histoire offre une rare chronique de ce qu?il advient des personnes perdues sur cette route migratoire p?rilleuse de l?Afrique de l?Ouest vers l?Europe.
?ENTRE LES MAINS DE DIEU?
Papa Dieye terminait ses pri?res de 17 heures avant de monter ? bord d?une pirogue peinte de couleurs vives dans la ville c?ti?re s?n?galaise de Fass Boye. Le jeune p?cheur de 19 ans s?est rendu ? l?avant du grand bateau en bois et s?assit ? la proue.
Mais Dieye n?allait pas travailler ce soir du 10 juillet. Cette fois, avec des dizaines de proches et d?amis, il partait pour de bon.
Comme d?autres p?cheurs locaux, Dieye luttait pour survivre avec des revenus d?environ 20 000 francs CFA ($33) par mois.
?Il n?y a plus de poisson dans l?oc?an?, d?plore Dieye.
Des ann?es de surp?che par de grands navires industriels venus d?Europe, de Chine et de Russie ont an?anti les moyens de subsistance des p?cheurs s?n?galais, r?duisant leurs prises, autrefois abondantes, ? quelques petites caisses de poisson,s?ils avaient de la chance, les poussant ? prendre des mesures d?sesp?r?es.
En tant que marins exp?riment?s, ils savaient ? quel point l?Atlantique pouvait ?tre indocile. Pourtant, ils ne craignaient pas l?oc?an. Leur destin, disent beaucoup d?entre eux, ?tait ?entre les mains de Dieu?.
Chaque jeune homme comme Dieye conna?t quelqu?un qui a r?ussi ? atteindre l?Espagne et qui a envoy? des fonds pour soutenir ses proches. ?Nous voulons travailler pour construire des maisons pour nos m?res, nos petits fr?res et nos petites soeurs? , explique-t-il.
De mauvais pr?sages ont assombri le voyage d?s le d?part. Sous le poids collectif de 150 personnes et de nombreux litres de carburant, de nourriture et d?eau, le bateau peinait ? partir.
?Nous n??tions m?me pas s?rs de pouvoir prendre le d?part, tellement (la pirogue) ?tait lourde?, se souvient Dieye. Des dizaines de retardataires ont re?u l?ordre de quitter le bateau. On proc?da alors ? un dernier comptage de t?tes : Cent un hommes et gar?ons ?taient d?sormais en route pour l?Espagne.
Les premiers jours, ils naviguent lentement mais sans encombre. Ils boivent du caf? instantan? et mangent des biscuits le matin, du couscous et de l?eau l?apr?s-midi. Ils parlent des raisons de leur d?part et partagent leurs attentes quant ? la vie en Europe.
Vers le jour cinq, les vents ont tourn?, repoussant le bateau d?o? il ?tait parti.
?Nous avons cru que la pirogue allait se briser?, se rappelle Dieye.
?Au milieu de la mer, le vent a cr?? deux oc?ans? dit-il en montrant de ses mains les courants qui tourbillonnent dans des directions oppos?es. Incapable d?avancer, le capitaine arr?tait le moteur ? plusieurs reprises et attendait que les vents se calment. ?Nous avons perdu six jours comme ?a?.
La tension monte ? bord. ?C?est alors que les probl?mes ont commenc?? explique Ngouda Boye, 30 ans, un autre p?cheur de Fass Boye.
Certains passagers insistaient qu?ils devraient retourner au S?n?gal. D?autres, dont le capitaine, voulaient continuer.
PLUS DE CARBURANT
?Alors que nous pouvions presque voir l?Espagne, nous sommes tomb?s en panne de carburant?, raconte Dieye. C??tait le jour 10.
?La d?ception se lisait sur tous nos visages?, se souvient Boye.
Ils ont improvis? des rames avec des planches de bois et se sont relay?s pendant des jours. Mais cela n?a servi ? rien. Les vents du nord-est contr?laient leur destin et les ?loignaient de leur destination.
? Fass Boye, les proches commen?aient ? s?inqui?ter. Le voyage de 1 500 kilom?tres entre le S?n?gal et les Canaries dure normalement une semaine. Dix jours plus tard, ils n?avaient toujours aucune nouvelle.
Les familles des migrants ainsi que des militants ont alors commenc? ? demander aux autorit?s espagnoles et s?n?galaises de lancer des missions de recherche et de sauvetage. Le fr?re d?un migrant qui vivait en Espagne a d?pos? un avis de disparition aupr?s de la police.
Leur bateau, comme tant d?autres qui ont quitt? le S?n?gal cette ann?e, empruntait une route plus longue et plus dangereuse pour tenter d??chapper aux autorit?s qui patrouillent le long de la c?te ouest-africaine. Cette strat?gie risqu?e s?est av?r?e payante pour beaucoup : Les arriv?es de migrants aux Canaries ont atteint le chiffre record de 36 000 personnes cette ann?e, soit plus du double de l?ann?e pr?c?dente.
Pour d?autres, le voyage migratoire s?est termin? en trag?die. Bien qu?il n?existe pas de chiffres pr?cis sur le nombre de d?c?s, des bateaux entiers ont disparu dans l?Atlantique, devenant ce que l?on appelle des ?naufrages invisibles?. Lorsque les corps s??chouent sur le rivage, ils sont souvent enterr?s dans des tombes anonymes.
Les autorit?s espagnoles survolent r?guli?rement une vaste zone de l?Atlantique entre l?Afrique de l?Ouest et les ?les Canaries ? la recherche de migrants ?gar?s. Mais les vastes distances, les conditions m?t?orologiques instables et les embarcations relativement petites font qu?ils passent facilement inaper?us.
?Imaginez que vous cherchiez une voiture dans une zone qui fait 1,5 fois la taille de l?Espagne continentale? explique Manuel Barroso, qui dirige le centre de coordination national du service de sauvetage maritime espagnol. ?Nous pouvons m?me survoler directement au-dessus (d?un navire) sans m?me le voir ? cause des nuages?.
Les hommes ? bord de la pirogue ?taient perdus. Mais ils n??taient pas seuls.
D??normes cargos passaient devant eux presque tous les jours, leur sillage faisant tanguer le petit bateau de bois. Pourtant, personne n?est venu ? leur secours.
?Quand nous les avons vus, nous avons cri? jusqu?? ce que nous n?ayons plus de force?, se souvient Dieye.
Chaque fois qu?ils apercevaient un navire, ils rassemblaient leurs affaires, s?attendant ? ?tre sauv?s, pour se rendre compte quelques instants plus tard que les navires ne venaient pas pour eux. Boye se souvient des drapeaux espagnols, russes et br?siliens que faisaient voler certains navires commerciaux.
Fernando Ncula, un autre survivant, se souvient d?un bateau chinois qui a failli les ?craser. Il a vu des gens sur le pont qui les observaient.
?Je n?arrivais pas ? y croire. Je me suis dit : pourquoi ne nous ont-ils pas aid?s ?? Ncula s?interroge encore.
Selon le droit international, les capitaines sont tenus de ?porter assistance ? toute personne trouv?e en mer et risquant de se perdre?. Mais cette loi est difficile ? appliquer.
Depuis des ann?es, les dirigeants europ?ens se disputent pour savoir qui doit prendre en charge les migrants secourus en mer. R?sultat : de nombreuses impasses, les navires marchands ?tant parfois coinc?s entre les confrontations. Contrairement ? ce qui se passe en M?diterran?e, aucun bateau ou avion humanitaire ne surveille cette vaste ?tendue de l?oc?an Atlantique.
Le hasard d?cide du sort des migrants.
LA PREMI?RE MORT
Il n?a pas fallu longtemps apr?s la panne de carburant pour que les passagers commencent ? pointer du doigt le capitaine. Contrairement ? la plupart des autres, il n?est pas originaire de Fass Boye, mais d?un autre village de p?cheurs s?n?galais, Joal.
Les migrants s??nervaient de plus en plus face ? l?incapacit? du capitaine ? les amener ? destination. Pour ne rien arranger, il a commenc? ? se comporter bizarrement d?une mani?re qui les a effray?s.
Le capitaine a menac? de ?nous abandonner?, raconte Dieye. Lorsqu?ils ont sugg?r? de faire demi-tour, ?il a insist? : Non, seulement l?Espagne !?.
?Il faisait des choses comme un marabout. Il parlait en charabia? raconte Dieye. La croyance en la sorcellerie et le pouvoir des mal?dictions sont tr?s r?pandus en Afrique de l?Ouest. Il est possible que le capitaine hallucinait, mais certains ? bord pensent qu?il ?tait poss?d? par des esprits mal?fiques.
?Finalement, ils l?ont attach??, raconte Dieye.
?Il f?t le premier ? mourir?.
Dieye affirme qu?il ne connaissait ni le nom du capitaine ni celui des personnes qui l?ont agress?. Ncula se souvient ?galement d?avoir vu le capitaine agress? et ligot? par d?autres personnes ? bord. Apr?s cela, le capitaine ?dispar?t?.
Un troisi?me survivant, Moustafa Diallo, 28 ans, confirme que le capitaine a ?t? le premier ? mourir, plusieurs jours avant les autres.
SURVIE
Au cours de leur troisi?me semaine, les hommes ?puis?rent leurs stocks d?eau.
Dieye et d?autres dilu?rent les derni?res bouteilles d?eau potable avec de l?eau de mer pour les faire durer plus longtemps. Mais cette eau s?est rapidement ?puis?e elle aussi. Il ne leur restait plus que l?oc?an.
?L?eau de mer n?est pas facile ? boire?, explique Bathie Gaye, un survivant de 31 ans originaire de Diogo Sur Mer au S?n?gal. ?Chaque fois que j?en buvais, je vomissais?.
L?eau sal?e est nocive pour les reins et aggrave encore la d?shydratation. Ceux qui ont tent? d??tancher leur soif avec cette eau ont fini par mourir. Ceux qui ne buvaient que de minuscules gorg?es survivaient.
Parfois, ils r?chauffaient l?eau de mer et y ajoutaient du caf? instantan? ou des restes de biscuits qu?ils avaient soigneusement rationn?s.
La faim les torturait autant que la soif. Dieye se souvient de la douleur que lui causaient ses c?tes saillantes lorsqu?il s?asseyait. Avec un petit filet, ils ont essay? d?attraper des poissons. Mais ce n??tait pas suffisant. De nombreuses personnes moururent.
Un jour, des tortues sont apparues autour de leur bateau. Voraces et d?sesp?r?s, deux hommes se sont jet?s ? l?eau pour les attraper, raconte Dieye. Seul l?un d?entre eux a r?ussi et est revenu avec la prise, tandis que l?autre a lutt? pour revenir ? la nage.
Ils lui ont lanc? une corde, mais le vent l?a emport?e dans l?autre sens.
?Il a nag? jusqu?? ce que nous ne puissions plus le voir?, raconte Dieye.
Boye se souvient diff?remment : ils ont attrap? la tortue depuis l?int?rieur du bateau. Quoi qu?il en soit, la viande de tortue n?a fait que les faire vomir, les affaiblissant encore plus et les rapprochant de la mort.
?Parfois, je m?asseyais sur le rebord de la pirogue?, se souvient Gaye, ?ainsi, si je mourais, je n?avais pas ? fatiguer les autres - ils n?avaient qu?? me pousser?.
UN ?TRANGER ? BORD
Ncula, un ouvrier agricole saisonnier de 22 ans originaire de Guin?e-Bissau, avait essay? d??conomiser de l?argent en travaillant dans les champs de Fass Boye avant de monter ? bord de la pirogue condamn?e. Mais les 150 000 francs CFA - environ $250 - qu?il a gagn?s en plusieurs mois n??taient pas suffisants pour subvenir aux besoins de ses jeunes fr?res et soeurs.
Lorsque l?occasion d?embarquer pour l?Espagne s?est pr?sent?e, il a demand? ? son fr?re a?n? de vendre les vaches de la famille pour l?aider ? payer les 400 000 francs CFA ($665) d?une place, soit pr?s de ce qu?il gagnerait en un an. La famille consid?rait cela comme un investissement.
Ncula et un autre ami bissau-guin?en, Sadja Man?, ?taient les deux seuls ?trangers ? bord. Ncula ne parlait pas le wolof, la langue la plus parl?e au S?n?gal, que la plupart des hommes sur le bateau utilisaient pour converser. Il est donc rest? aux c?t?s de Man?, qui vivait au S?n?gal depuis des ann?es et pouvait traduire.
Man? a fini par succomber ? la soif et ? la faim. Il est mort aux alentours du 25?me jour, se souvient son ami.
M?me ? ce moment-l?, Ncula est rest? pr?s de son corps. S?ils ?taient sauv?s, pensait-il, il enterrerait Man?.
Mais lorsque Ncula a ouvert les yeux le lendemain matin, le corps de son ami avait disparu. D?autres l?avaient jet? dans l?oc?an. Il commen?ait ? ?tre terrifi? ? l?id?e d??tre lui aussi jet? par-dessus bord.
?Je n?arrivais pas ? dormir tellement j?avais peur?, raconte-t-il.
Il craignait que quelqu?un ne le tue dans un moment de col?re ou de d?sespoir. Il resta dans son coin, essayant de survivre aussi discr?tement que possible. Apr?s tout, c??tait le dernier ?tranger ? bord.
Finalement, l?attention se porta vers lui.
?Pourquoi n?es-tu pas fatigu? comme les autres ?? Ncula se souvient d?avoir ?t? interrog?, alors qu?il ?tait certain d??tre aussi ?puis?, d?shydrat? et affam? que les autres. Pensaient-ils que lui aussi ?tait maudit ?
?Ils m?ont attach? autour de la poitrine. Ils m?ont attach? autour du cou. Ils m?ont attach? par les pieds? se souvient M. Ncula. Au moment de l?entretien, il portait encore des cicatrices dans le dos et sur la poitrine. Ses pieds ?taient enfl?s.
Ses articulations lui faisaient mal.
Ncula raconte qu?il est rest? attach? pendant deux jours, v?tu uniquement d?un cale?on. Incapable de bouger et priv? d?eau et de nourriture, il fluctuait entre conscience et inconscience. Un homme plus ?g? qui se trouvait ? bord finit par avoir piti? de lui et le lib?ra.
Son sauveur a fini par mourir lui aussi, raconte Ncula.
Les autres survivants ne pouvaient confirmer que Ncula ?tait attach?. Certains disent qu?il ?tait difficile de tout voir et de tout retenir, et qu?il ?tait difficile de distinguer la r?alit? des hallucinations.
LE D?SESPOIR
Les journ?es ?taient longues, chaudes et p?nibles. Ils trempeaient leurs v?tements dans l?eau de mer pour se rafra?chir, mais ?quelques minutes plus tard, ils ?taient secs? se souvient Dieye.
Les nuits ?taient pires. Dans l?obscurit?, les hurlements du vent ?taient interrompus par les pleurs, les cris et les haut-le-coeur de ceux qui souffraient ? bord.
?Il arrive un moment o? l?on ne peut m?me plus penser aux autres? raconte Dieye. ?Vous ne pensez qu?? vous et vous pr?parer ? mourir?.
La mort semblait in?vitable, et l?attendre ?tait insupportable. Au bout d?un mois, les gens commen?aient ? sauter dans une tentative d?sesp?r?e de nager jusqu?? terre ou peut-?tre pour mettre fin ? leurs souffrances.
D?abord, il y en a eu quatre. Un jour ou deux plus tard, 10 autres. Puis une douzaine.
?Lorsque nous avons compt? le nombre de personnes qui avaient saut?, il y en avait plus de 30?, raconte Dieye.
Ils nageaient en disant : ?Je sors ! Je sors !? Ncula se souvient. ?Je suis rest? assis parce que je n?avais plus aucune force?.
Ceux qui sont rest?s ? bord regardent avec angoisse les nageurs dispara?tre ? l?horizon.
Certains ont coul? devant eux.
Gaye pense qu?? ce moment-l?, beaucoup ont ?perdu la t?te?.
DES LUMI?RES DANS LE CIEL
Deux nuits apr?s le saut des derniers hommes, des lumi?res sont apparues dans le ciel. Les personnes r?veill?es ont rapidement allum? leurs smartphones et activ? les lampes de poche de leurs appareils, en les agitant en l?air. En l?absence de r?ception cellulaire au milieu de l?oc?an, ils avaient gard? leurs t?l?phones ?teints pendant le voyage pour ?conomiser la batterie.
Rien ne s?est produit dans un premier temps. Ils ?taient encore ignor?s, du moins le pensaient-ils.
De l?autre c?t? des feux se trouvait le Zillarri, un thonier espagnol au drapeau b?lizien.
Abdou Aziz Niang, un m?canicien s?n?galais travaillant sur le navire, ?tait presque endormi lorsqu?un des matelots l?a appel?. Il y a une pirogue l?-bas, lui dit-il. ?C?est impossible, ici c?est trop loin?, r?pond Niang.
Alors que le soleil se l?ve, les membres de l??quipage sortent ? nouveau leurs jumelles. Il s?agit bien d?une pirogue et il y a des gens ? bord.
?Ils sont fin! Je regarde les yeux, les dents avec les os seulement?, se souvient Niang. Niang presse le capitaine d?aller plus vite.
De retour sur la pirogue, Dieye se lave le visage lorsqu?il voit les Zillarri s?approcher d?eux.
?Vous faites quoi ici ?? Niang, le S?n?galais de l??quipage, leur crie en wolof.
?On a quitt? le Senegal, on a eu des probl?mes?, r?pondent les hommes.
??a fait combien de temps vous ?tes la ?? demande Niang.
36 jours.
Ces hommes, qui fuyaient vers l?Europe parce que la surp?che industrielle avait rendu leurs moyens de subsistance intenables, ont ?t? secourus par un navire de p?che europ?en.
Le Zillarri a encercl? les migrants et l??quipage a lanc? des bouteilles d?eau. Les survivants se ru?rent pour les attraper.
Conform?ment au protocole, le capitaine espagnol alerta le Centre de coordination des secours maritimes de l?Espagne au sujet des migrants en d?tresse et communiqua leurs coordonn?es. Pendant ce temps, Niang appelle la marine s?n?galaise. Des heures se sont ?coul?es pendant que les autorit?s espagnoles, cap-verdiennes et s?n?galaises communiquaient et que le capitaine attendait des instructions.
Pendant ce temps, Niang f?t t?moin de la mort d?autres personnes ? bord.
Enfin, le navire re?ut des instructions : Amener les personnes sauv?es au port le plus proche, Palmeira, sur l??le de Sal au Cap-Vert, ? 290 km (180 miles) de l?.
L??quipage attacha des cordes au bateau et commen?a ? le remorquer vers le rivage.
Soudain, la pirogue, pourrie par son long voyage en mer, commen?a ? se disloquer. Le remorquage ne fonctionnant pas, le bateau espagnol a commenc? ? remonter la pirogue et ? tirer les survivants vers le Zillarri. Il s?agissait ensuite de r?cup?rer les corps des morts.
Malgr? leurs efforts, l?un des rescap?s, un adolescent, mourut avant d?atteindre le rivage. Il gisait raide ? c?t? des autres, les yeux et la bouche ouverts. Niang lui donna un coup de main et se rendit compte que le gar?on ne se r?veillait pas. ?Il vient de mourir, c?est incroyable !" Niang s??cria dans une vid?o qu?il a enregistr? sur son t?l?phone portable.
Les survivants ont ?t? allong?s sur le pont, sur des filets de p?che, et ont re?u de la nourriture et de l?eau. L??quipage les a recouverts de b?ches bleues. ? peine capables de bouger, certains sous le choc de l??preuve, ils se blottirent les uns contre les autres pendant la nuit.
Lorsqu?ils sont arriv?s le lendemain matin ? Palmeira, des soldats en uniforme et des volontaires de la Croix-Rouge ont aid? les 38 survivants vacillants ? quitter le Zillarri. Certains ont d? ?tre transport?s sur des civi?res. Sous une tente, des secouristes les ont mis sous perfusion. Quelques-uns ont ?t? hospitalis?s. Ils n??taient que peau sur os.
? l?aide d?une grue et d?un filet de p?che, l??quipage du Zillarri souleva un paquet de corps du pont sup?rieur et les transf?ra sur l?asphalte. Ils seraient identifi?s plus tard : Amsa Sarr, Ndiaga Diop, Pape Mboro, Maguette Dieye, Bogal Thiam, Adama Sall et Pape Sow.
Sur les 63 personnes d?c?d?es au cours de ce voyage ?prouvant, seules sept ont ?t? r?cup?r?es et enterr?es au Cap-Vert. Les autres sont rest?s dans l?Atlantique.
Les survivants n?ont pas pu se r?jouir. Ils ?taient en vie, certes. Mais ? quel prix ? Des proches avaient investi financi?rement pour leur odyss?e vers l?Europe, vendant des biens pour payer leur voyage, esp?rant que les jeunes hommes trouveraient un emploi et leur enverraient de l?argent. Au lieu de cela, ils sont revenus ? la case d?part. Ils reviennent les mains vides et avec de terribles nouvelles. Comment annonceraient-ils la perte de tant de fr?res ? Qui soutiendra les parents, les veuves et les enfants des d?funts ?
Dans l?attente de leur rapatriement au S?n?gal, les migrants, dont des mineurs, ont ?t? enferm?s par les autorit?s dans une ?cole. Pendant une semaine, ils dormaient sur des matelas pos?s ? m?me le sol.
Dans la salle de classe transform?e en caf?t?ria, les survivants faisaient passer le t?l?phone portable d?un b?n?vole d?une main ? l?autre sur trois longues tables. Ils sanglotaient et respiraient profond?ment en regardant une vid?o partag?e sur WhatsApp par l?un de leurs proches rest?s au pays ; il s?agit d?un diaporama des personnes d?c?d?es, sur fond de musique s?n?galaise m?lancolique.
RETOUR ? LA MAISON
Les survivants ont ?t? ramen?s ? Dakar le 21 ao?t ? bord d?un avion militaire. Chacun re?ut 25 000 francs CFA ($40) puis renvoy? chez lui.
Leur cas f?t la une des journaux internationaux et a suscit? un d?bat ? la t?l?vision s?n?galaise sur le co?t de la ?migration clandestine?. Une g?n?ration enti?re de jeunes hommes, mais aussi de femmes et d?enfants, meurent en mer ou chavirent le long de la c?te nord-ouest de l?Afrique.
Alors m?me que leur histoire se r?pandait, des milliers d?autres migrants montaient ? bord d?embarcations de fortune ? destination des ?les Canaries. Les pirogues s?n?galaises, parfois remplies de 300 personnes, continuent de partir.
Autrefois symbole de stabilit? d?mocratique en Afrique de l?Ouest, le S?n?gal a ?t? secou? par de violentes manifestations antigouvernementales au d?but de l?ann?e. Nombre de ceux qui quittent le pays rendent le pr?sident Macky Sall responsable de leurs difficult?s ?conomiques et accusent son gouvernement de ?vendre? leurs mers aux soci?t?s ?trang?res.
?Si (le gouvernement s?n?galais) nous aidait, les enfants ne partiraient pas?, d?clare Gotte Kandji, p?re de Mor Kandji, 16 ans, l?un des 27 enfants de Gotte, qui fait partie des survivants.
?Nous n?avons pas de routes ici, nous n?avons pas d??lectricit?, nous n?avons pas d?h?pital ni de centre de sant?? a d?clar? Gotte depuis sa maison de Diogo Sur Mer. ?Nous en avons assez?.
Ses deux fils a?n?s ont fait le voyage risqu? vers les ?les Canaries il y a pr?s de vingt ans, alors qu?ils ?taient adolescents. L?un d?eux a m?me obtenu la nationalit? espagnole. Mor r?vait de r?ussir sa vie en Espagne, comme ses fr?res.
Par le pass?, les autorit?s s?n?galaises poursuivaient les parents qui avaient aid? leurs enfants ? partir. M. Kandji insiste sur le fait qu?il n?a jou? aucun r?le dans l??chec de la tentative de migration de son fils : ?Tous les S?n?galais doivent s?inspirer de ce voyage pour ne pas le r?p?ter?.
Pourtant, deux mois seulement apr?s le retour de Mor, quatre des fils a?n?s de Kandji ont embarqu? pour les Canaries. Mor est d?sormais le seul fils qui reste ? la maison. On ne sait pas combien de temps il y restera.
Sans emploi, les 38 survivants sont revenus ? leur mis?re initiale. Ils ne voient pas d?avenir au S?n?gal et cherchent toujours un moyen de s?en sortir, m?me si cela signifie jouer ? nouveau leur vie dans l?Atlantique.
Parmi eux, Boye, l?un des p?cheurs rescap?s, lutte pour subvenir aux besoins de sa famille. D?un c?t?, embarquer sur un autre bateau pourrait laisser sa femme veuve et ses deux enfants orphelins. Mais s?il s?en sort et trouve du travail en Europe, il pourra envoyer suffisamment d?argent au pays pour leur construire une maison.
?Lorsque vous n?avez pas de travail, que vous n?avez rien ? faire, il vaut mieux partir et tenter sa chance?.
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Les journalistes d?AP Ndeye Sene Mbengue et Zane Irwin ont contribu? ? ce reportage depuis Fass Boye.
Traduction par Alexander Sigal.
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